TRANCHES DE VIE D'UNE LUPIQUE

TRANCHES DE VIE D'UNE LUPIQUE

Gérard de Nerval (1808-1855)


Gérard de Nerval (1808-1855)


Parmi les poètes modernes et les grands esprits du XIXe siècle, les domaines du rêve sont familiers à Nerval, puisque les crises de démence nourrissent aussi, chez lui, l'imaginaire, il rapporte de ses descentes aux enfers des figures et des récits étonnants, sans se donner pour autant le statut de grand inspiré. Sa modestie ordinaire, la discrétion et l'humour avec lesquels il évoque les terribles crises qui lui valent plusieurs hospitalisations douloureuses, font sans doute de lui le plus humble et un des plus attachants de nos écrivains.

Il réinvente, cette forme de poésie dont le sens se dérobe, mais qui séduit par l'agencement d'images et de sons dont on ignore le secret. Leur force d'envoûtement et leur mystère demeurent.

Albert Béguin souligne : « L'œuvre, chez  Nerval, est le lieu même où se décide le Destin. La phrase, le mot se chargent d'une mission immense… ils deviennent l'instrument à l'aide duquel il a résolu de « forcer les portes mystiques » qui nous séparent du monde visible. Il joue autre chose que son talent et son intelligence, quelque chose que l'on peut appeler son salut. »


VERS DORÉS

           Eh quoi ?  tout est sensible !

                                     Pythagore.


Homme ! libre penseur - te crois-tu seul pensant
Dans ce monde, où la vie éclate en toute chose ?
Des forces que tu tiens ta liberté dispose,
Mais de tous tes conseils l'univers est absent.


Respecte dans la bête un esprit agissant...
Chaque fleur est une âme à la Nature éclose ;
Un mystère d'amour dans le métal repose :
Tout est sensible ! - Et tout sur ton être est puissant !


Crains dans le mur aveugle un regard qui t'épie :
A la matière même un verbe est attaché...
Ne la fais pas servir à quelque usage impie.


Souvent dans l'être obscur habite un Dieu caché ;
Et, comme oeil naissant couvert par ses paupières,
Un pur esprit s'accroît sous l'écorce des pierres.



EL DESDICHADO


Je suis le ténébreux, - le veuf, - l'inconsolé,
Le prince d'Aquitaine à la tour abolie :
Ma seule étoile est morte, - et mon luth constellé
Porte le soleil noir de la Mélancolie.


Dans la nuit du tombeau, toi qui m'as consolé,
Rends-moi le Pausilippe et la mer d'Italie,
La fleur qui plaisait tant à mon cœur désolé,
Et la treille où le pampre à  la rose s'allie.


Suis-je Amour ou Phébus ?… Lusignan ou Biron ?
Mon front est rouge encore du baiser de la reine ;
J'ai rêvé dans la grotte où nage la sirène…


Et j'ai deux fois vainqueur traversé l'Achéron :
Modulant tour à tour sur la lyre d'Orphée
Les soupirs de la sainte et les cris de la fée.

 

MYRTHO

 

 Je pense à toi, Myrtho, divine enchanteresse,
Au Pausilippe altier, de mille feux brillant,
À ton front inondé des clartés d'Orient,
Aux raisins noirs mêlés avec l'or de ta tresse.


C'est dans ta coupe aussi que j'avais bu l'ivresse,
Et dans l'éclair furtif de ton œil souriant,
Quand aux pieds d'Iacchus on me voyait priant,
Car la Muse m'a fait l'un des fils de la Grèce.


Je sais pourquoi là-bas le volcan s'est rouvert…
C'est qu'hier tu l'avais touché d'un pied agile,
Et de cendres soudain l'horizon s'est couvert.


Depuis qu'un duc normand brisa tes dieux d'argile,
Toujours, sous les rameaux du laurier de Virgile,
Le pâle hortensia s'unit au myrte vert !

 

 DELFICA


La connais-tu, Dafné, cette ancienne romance,
Au pied du sycomore, ou sous les lauriers blancs,
Sous l'olivier, le myrte, ou les saules tremblants,
Cette chanson d'amour qui toujours recommence ?…


Reconnais-tu le TEMPLE au péristyle immense,
Et les citrons amers où s'imprimaient tes dents,
Et la grotte, fatale aux hôtes imprudents,
Où du dragon vaincu dort l'antique semence ?…


Ils reviendront, ces Dieux que tu pleures toujours !
Le temps va ramener l'ordre des anciens jours ;
La terre a tressailli d'un souffle prophétique…


Cependant la sibylle au visage latin
Est endormie encor sous l'arc de Constantin

- Et rien n'a dérangé le sévère portique.


Épitaphe


Il a vécu tantôt gai comme un sansonnet,
Tour à tour amoureux insoucieux et tendre,
Tantôt sombre et rêveur comme un triste Clitandre.
Un jour il entendit qu'à sa porte on sonnait.


C'était la Mort ! Alors il la pria d'attendre
Qu'il eût posé le point à son dernier sonnet ;
Et puis sans s'émouvoir, il s'en alla s'étendre
Au fond du coffre froid où son corps frissonnait


Il était paresseux, à ce que dit l'histoire,
Il laissait trop sécher l'encre dans l'écritoire.
Il voulait tout savoir mais il n'a rien connu.


Et quand vient le moment où, las de cette vie,
Un soir d'hiver, enfin l'âme lui fut ravie,
Il s'en alla disant : « Pourquoi suis-je venu ? »


Stances Elégiaques


Ce ruisseau, dont l'onde tremblante
Réfléchit la clarté des cieux,
Paraît dans sa course brillante
Étinceler de mille feux;

Tandis qu'au fond du lit paisible,
Où, par une pente insensible,
Lentement s'écoulent ses flots,
Il entraîne une fange impure
Qui d'amertume et de souillure
Partout empoisonne ses eaux.

De même un passager délire,
Un éclair rapide et joyeux
Entrouvre ma bouche au sourire,
Et la gaîté brille en mes yeux;

Cependant mon âme est de glace,
Et rien n'effacera la trace
Des malheurs qui m'ont terrassé.
En vain passera ma jeunesse,
Toujours l'importune tristesse
Gonflera mon cœur oppressé.

Car il est un nuage sombre,
Un souvenir mouillé de pleurs,
Qui m'accable et répand son ombre
Sur mes plaisirs et mes douleurs.

Dans ma profonde indifférence,
De la joie ou de la souffrance
L'aiguillon ne peut m'émouvoir;
Les biens que le vulgaire envie
Peut-être embelliront ma vie,
Mais rien ne me rendra l'espoir.

Du tronc à demi détachée
Par le souffle des noirs autans,
Lorsque la branche desséchée
Revoit les beaux jours du printemps,

Si parfois un rayon mobile,
Errant sur sa tête stérile,
Vient brillanter ses rameaux nus,
Elle sourit à la lumière;
Mais la verdure printanière
Sur son front ne renaîtra plus.



LE CHRIST AUX OLIVIERS

I

Quand le Seigneur, levant au ciels ses maigres bras,
Sous les arbres sacrés, comme font les poëtes,
Se fut longtemps perdu dans ses douleurs muettes,
Et se jugea trahi par des amis ingrats,

Il se tourna vers ceux qui l'attendaient en bas
Rêvant d'être des rois, des sages, des prophètes...
Mais engourdis, perdus dans le sommeil des bêtes,
Et se prit à crier : « Non, Dieu n'existe pas ! »

Ils dormaient. « Mes amis, savez-vous la nouvelle ?
J'ai touché de mon front à la voûte éternelle;
Je suis sanglant, brisé, souffrant pour bien des jours !

« Frères, je vous trompais : Abîme ! abîme ! abîme !
Le dieu manque à l'autel où je suis la victime...
Dieu n'est pas ! Dieu n'est plus ! » Mais ils dormaient toujours ! ...

II

Il reprit : « Tout est mort ! J'ai parcouru les mondes;
Et j'ai perdu mon vol dans leurs chemins lactés,
Aussi loin que la vie, en ses veines fécondes,
Répand des sables d'or et des flots argentés :

Partout le sol désert côtoyé par des ondes,
Des tourbillons confus d'océans agités...
Un souffle vague émeut les sphères vagabondes,
Mais nul esprit n'existe en ces immensités.

En cherchant l'œil de Dieu, je n'ai vu qu'une orbite
Vaste, noire et sans fond, d'où la nuit qui l'habite
Rayonne sur le monde et s'épaissit toujours;

Un arc-en-ciel étrange entoure ce puits sombre,
Seuil de l'ancien chaos dont le néant est l'ombre,
Spirale engloutissant les Mondes et les jours !

III

« Immobile Destin, muette sentinelle,
Froide Nécessité !... Hasard qui, t'avançant
Parmi les mondes morts sous la neige éternelle,
Refroidis, par degrés, l'univers pâlissant,

« Sais-tu ce que tu fais, puissance originelle,
De tes soleils éteints, l'un l'autre se froissant...
Es-tu sûr de transmettre une haleine immortelle,
Entre un monde qui meurt et l'autre renaissant ?...

« O mon père ! est-ce toi que je sens en moi-même ?
As-tu pouvoir de vivre et de vaincre la mort ?
Aurais-tu succombé sous un dernier effort

« De cet ange des nuits que frappa l'anathème ?...
Car je me sens tout seul à pleurer et souffrir,
Hélas ! et, si je meurs, c'en`t que tout va mourir ! »

IV

Nul n'entendait gémir l'éternelle victime,
Livrant au monde en vain tout son cœur épanché;
Mais prêt à défaillir et sans force penché,
Il appela le seul - éveillé dans Solyme :

« Judas ! lui cria-t-il, tu sais ce qu'on m'estime,
Hâte-toi de me vendre, et finis ce marché :
Je suis souffrant, ami ! sur la terre couché...
Viens ! ô toi qui, du moins, as la force du crime ! »

Mais Judas s'en allait, mécontent et pensif,
Se trouvant mal payé, plein d'un remords si vif
Qu'il lisait ses noirceurs sur tous les murs écrites...

Enfin Pilate seul, qui veillait pour César,
Sentant quelque pitié, se tourna par hasard :
« Allez chercher ce fou ! » dit-il aux satellites.

V

C'était bien lui, ce fou, cet insensé sublime...
Cet Icare oublié qui remontait les cieux,
Ce Phaéton perdu sous la foudre des dieux,
Ce bel Atys meurtri que Cybèle ranime !

L'augure interrogeait le flanc de la victime,
La terre s'enivrait de ce sang précieux...
L'univers étourdi penchait sur ses essieux,
Et l'Olympe un instant chancela vers l'abîme.

« Réponds ! criait César à Jupiter Ammon,
Quel est ce nouveau dieu qu'on impose à la terre ?
Et si ce n'est un dieu, c'est au moins un démon... »

Mais l'oracle invoqué pour jamais dut se taire;
Un seul pouvait au monde expliquer ce mystère ?
Celui qui donna l'âme aux enfants du limon.




24/08/2006
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