TRANCHES DE VIE D'UNE LUPIQUE

TRANCHES DE VIE D'UNE LUPIQUE

Pablo Neruda (1904-1973)

PABLO NERUDA

Poète chilien
Né à Parral le 12 juillet 1904
Décédé en 1973

LA BIOGRAPHIE DE PABLO NERUDA


D'origine modeste, le poète chilien Neftali Ricardo Reyes dit Pablo Neruda commence à écrire dès l'adolescence et publie son premier recueil "Crépusculaire"en 1923. Il mène de front une carrière littéraire et politique : sa vie sera marquée par les voyages et l'exil. Dès 1927, il occupe plusieurs postes consulaires et est élu sénateur des provinces minières du nort du Chili en 1945. Communiste, les persécutions du président de la république, Gabriel González Videla, l'obligent à fuir son pays. En 1970, il est nommé ambassadeur du Chili par le président socialiste Allende. En 1971, il reçoit le prix Nobel de littérature pour une oeuvre poétique colossale teintée de lutte politique et de révolte avec le "Chant Général" (1950), mais aussi d'un lyrisme délicat avec"Vingt poèmes d'amour" et "Une chanson désespérée" (1924). Neruda est aussi le poète de la terre et de l'amour. Il meurt peu après le putsch militaire de septembre 1973 qui renverse le gouvernement socialiste et instaure la dictature de Pinochet. 


Une chanson désespérée

 

Ton souvenir surgit de la nuit où je suis.
La rivière à la mer noue sa plainte obstinée.

Abandonné comme les quais dans le matin.
C'est l'heure de partir, ô toi l'abandonné!

Des corolles tombant, pluie froide sur mon coeur.
Ô sentine de décombres, grotte féroce au naufragé!

En toi se sont accumulés avec les guerres les envols.
Les oiseaux de mon chant de toi prirent essor.

Tu as tout englouti, comme fait le lointain.
Comme la mer, comme le temps. Et tout en toi fut un naufrage!

De l'assaut, du baiser c'était l'heure joyeuse.
Lueur de la stupeur qui brûlait comme un phare.

Anxiété de pilote et furie de plongeur aveugle,
trouble ivresse d'amour, tout en toi fut naufrage!


Mon âme ailée, blessée, dans l'enfance de brume.
Explorateur perdu, tout en toi fut naufrage!

Tu enlaças la douleur, tu t'accrochas au désir.
La tristesse te renversa et tout en toi fut un naufrage!

Mais j'ai fait reculer la muraille de l'ombre,
j'ai marché au-delà du désir et de l'acte.

Ô ma chair, chair de la femme aimée, de la femme perdue,
je t'évoque et je fais de toi un chant à l'heure humide.

Tu reçus l'infinie tendresse comme un vase,
et l'oubli infini te brisa comme un vase.

Dans la noire, la noire solitude des îles,
c'est là, femme d'amour, que tes bras m'accueillirent.

C'était la soif, la faim, et toi tu fus le fruit.
C'était le deuil, les ruines et tu fus le miracle.

Femme, femme, comment as-tu pu m'enfermer
dans la croix de tes bras, la terre de ton âme.

Mon désir de toi fut le plus terrible et le plus court,
le plus désordonné, ivre, tendu, avide.

Cimetière de baisers, dans tes tombes survit le feu,
et becquetée d'oiseaux la grappe brûle encore.

Ô la bouche mordue, ô les membres baisés,
ô les dents affamées, ô les corps enlacés.

Furieux accouplement de l'espoir et l'effort
qui nous noua tous deux et nous désespéra.

La tendresse, son eau, sa farine légère.
Et le mot commencé à peine sur les lèvres.

Ce fut là le destin où allait mon désir,
où mon désir tomba, tout en toi fut naufrage!

Ô sentine de décombres, tout est retombé sur toi,
toute la douleur tu l'as dite et toute la douleur t'étouffe.

De tombe en tombe encore tu brûlas et chantas.
Debout comme un marin à la proue d'un navire.

Et tu as fleuri dans des chants, tu t'es brisé dans des courants.
Ô sentine de décombres, puits ouvert de l'amertume.

Plongeur aveugle et pâle, infortuné frondeur,
explorateur perdu, tout en toi fut naufrage!

C'est l'heure de partir, c'est l'heure dure et froide
que la nuit toujours fixe à la suite des heures.

La mer fait aux rochers sa ceinture de bruit.
Froide l'étoile monte et noir l'oiseau émigre.

Abandonné comme les quais dans le matin.
Et seule dans mes mains se tord l'ombre tremblante.

Oui, bien plus loin que tout. Combien plus loin que tout.
C'est l'heure de partir. Ô toi l'abandonné.

******

(extraits du "Chant Général")

Le Poète


Avant je circulais dans la vie, un amour
douloureux m'entourait: avant je retenais
une petite page de quartz
en clouant les yeux sur la vie.
J'achetais un peu de bonté, je fréquentais
le marché de la jalousie, je respirais
les eaux les plus sourdes de l'envie, l'inhumaine
hostilité des masques et des êtres.
Le monde où je vivais était marécage marin:
le fleur brusquement, le lis tout à coup
me dévorait dans son frisson d'écume,
et là où je posais le pied mon coeur glissait
vers les dents de l'abîme.
Ainsi naquit ma poésie, à peine
arrachée aux orties, empoignée sur
la solitude comme un châtiment,
ou qui dans le jardin de l'impudeur en éloignait
sa fleur la plus secrète au point de l'enterrer.
Isolé donc comme l'eau noire
qui vit dans ses couloirs profonds,
de main en main, je coulais vers l'esseulement
de chacun, vers la haine quotidienne.
je sus qu'ils vivaient ainsi, en cachant
la moitié des être, comme des poissons
de l'océan le plus étrange, et j'aperçus 
la mort dans les boueuses immensités.
La mort qui ouvrait portes et chemins.
La Mort qui se faufilait dans les murs.

*****


Je prends congé, je rentre 
chez moi, dans mes rêves,
je retourne en Patagonie
où le vent frappe les étables
où l'océan disperse la glace.
Je ne suis qu'un poète 
et je vous aime tous,
je vais errant par le monde que j'aime :

dans ma patrie 
on emprisonne les mineurs
et le soldat commande au juge.
Mais j'aime, moi, jusqu'aux racines
de mon petit pays si froid.
Si je devais mourir cent fois,
c'est là que je voudrais mourir
et si je devais naître cent fois
c'est là aussi que je veux naître 
près de l'araucaria sauvage,
des bourrasques du vent du sud
et des cloches depuis peu acquises.

Qu'aucun de vous ne pense à moi. 
Pensons plutôt à toute la terre, 
frappons amoureusement sur la table.
Je ne veux pas revoir le sang
imbiber le pain, les haricots noirs,
la musique: je veux que viennent
avec moi le mineur, la fillette,
l'avocat, le marin
et le fabricant de poupées,
Que nous allions au cinéma, 
que nous sortions 
boire le plus rouge des vins. 

Je ne suis rien venu résoudre. 

Je suis venu ici chanter
je suis venu
afin que tu chantes avec moi. 


*


20/10/2006
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